dix-huit mille deux cent soixante deux et ...deux jours
Le texte qui suit me procure toujours dans sa progression émotion et plaisir renouvelés.
Approches de
quoi ?
en ouverture de
l'Infra-ordinaire (1989)
Ce qui nous parle, me semble-t-il, c'est toujours l'événement, l'insolite, l'extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu'ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent; les avions n'accèdent à l'existence que lorsqu'ils sont détournés; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes: cinquante-deux week-ends par an, cinquante-deux bilans: tant de morts et tant mieux pour l'information si les chiffres ne cessent d'augmenter ! Il faut qu'il y ait derrière l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu'à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal: cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques...
Dans notre précipitation à mesurer l'historique, le
significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l'essentiel: le
véritablement intolérable, le vraiment inadmissible: le scandale, ce n'est pas
le grisou, c'est le travail dans les mines. Les " malaises sociaux "
ne sont pas " préoccupants " en période de grève, ils sont
intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq
jours par an.
Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui
s'écroulent, les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent, Publicis
qui brûle et Aranda qui parle! Horrible ! Terrible ! Monstrueux ! Scandaleux !
Mais où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal nous a-t-il dit autre chose
que: soyez rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses
bas, vous voyez bien qu'il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les
journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien; ce qu'ils racontent ne me
concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que
je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout
le reste, où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour,
le banal, le quotidien, I'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire,
le bruit de fond, I'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment
le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes
habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne
pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question
ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus
du conditionnement, c'est de
l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle,
notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces " choses communes ", comment
les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans
laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue :
qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre
anthropologie: celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous
avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais
l'endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en
avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient
éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire
et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres,
et ce sont eux qui nous ont modelés.
Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le
verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps,
nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous
vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes,
nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous
nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac.
Interrogez-vous sur la provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets
que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu'y a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de
téléphone ? Pourquoi ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries
? Pourquoi pas ?
Il m'importe peu que ces questions soient, ici,
fragmentaires, à peine indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il
m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles: c'est précisément ce
qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d'autres au travers
desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité.