NOUS SOMMES LA TOUS LES DEUX
Nous sommes là tous deux
comme devant la mer
sous l'avance saline des souvenirs
De ton chapeau aérien à tes talons presque pointus
tu es légère et parcourue
comme si les oiseaux striés par la lumière de ta patrie
remontaient le courant de tes rêves.
Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays
que séparent les océans et les climats,
et qui s'ignoreront toujours.
Les soirs de Montevideo ne seront pas couronnés
de célestes roses pyrénéennes,
les monts de Janeiro toujours brûlants et jamais consumés
ne pâliront point sous les doigts délicats de la neige française,
et tu ne pourras entendre, si ce n'est en ton coeur,
la marée des avoines argentines,
ni former un seul amour
avec tous ces amours qui échelonnent ton âme,
et dont les mille fumées ne s'uniront jamais
dans la torsade d'une seule fumée.
Que tes paupières rapides se résignent,
ô désespérée de l'espace !
Ne t'afflige point, toi dont le tourment ne remonte pas comme le mien,
jusqu'aux âges qui tremblent derrière les horizons,
tu ne sais pas ce qu'est une vague morte depuis trois mille ans,
et qui renaît en moi, pour périr encore,
ni l'alouette immobile depuis plusieurs décades
qui devient en moi une alouette toute neuve,
avec un coeur rapide, rapide,
pressé d'en finir.
Ne t'afflige point, toi qui vois en la nuit
une amie qu'émerveille ton sourire aiguisé
par la chute du jour,
la nuit armée d'étoiles innombrables et grouillante de siècles,
qui me force pour en mesurer la violence,
à renverser la tête en arrière
comme font les morts, mon amie,
comme font les morts.
Jules Supervielle
(In Gravitations)